Cohabitation en milieu rural

Quand l’agriculteur dérange le voisinage

Michel* est un petit producteur de viande biologique en Montérégie. Ses canards, ses poules, ses pintades et ses coqs se promènent en liberté sur son terrain clôturé. Certains voisins s’en sont plaints. Après plusieurs coups de fil, il a reçu une contravention de 267 $.

« Mes coqs chantaient trop fort tôt le matin », dit-il, exaspéré. Il a contesté l’amende et a été déclaré non coupable en cour municipale. Depuis cet incident, il milite pour un assouplissement de la réglementation dans sa municipalité. « Les gens s’installent à la campagne, mais ils ne veulent pas des agriculteurs. »

« La campagne, ce n’est pas que des oiseaux qui gazouillent et des pâquerettes. Plusieurs néoruraux, qui idéalisent la campagne, déchantent une fois installés. Ce sont les agriculteurs qui en paient le prix », déplore Maria Labrecque Duchesneau, intervenante psychosociale et directrice générale de l’organisme Au cœur des familles agricoles. Selon elle, les cas de cohabitation difficile en milieu rural sont monnaie courante.

« Quand les producteurs épandent du fumier, les gens s’arrêtent pour leur crier des bêtises. Sur la route, on leur fait des doigts d’honneur parce que leurs tracteurs ne roulent pas assez vite. C’est tolérance zéro. »

— Maria Labrecque Duchesneau, intervenante psychosociale et directrice général de l’organisme Au cœur des familles agricoles 

Pendant l’automne, alors que les agriculteurs sont très actifs, les tensions peuvent être vives. De septembre à novembre, c’est le temps des récoltes en grandes cultures : canola, maïs, soya, avoine, blé, orge. Les séchoirs à grains fonctionnent à plein régime, les batteuses sont aux champs, le fumier est épandu sur les terres. La poussière, les odeurs et le bruit sont bien présents. Parfois, de jour comme de nuit. 

Des voisins excédés par ces « nuisances » portent plainte. D’autres s’expriment autrement. Productrice laitière dans la région d’Arthabaska, Véronique* a eu une bonne frousse. « Un jour que j’épandais du fumier, j’ai vu le voisin qui se dirigeait vers moi. Il avait l’air furieux, le bras brandi en l’air. Il m’a traitée de tous les noms, il m’a dit qu’il organisait une fête et que je venais de tout gâcher. » Elle s’est sentie menacée. « J’ai eu peur, je tremblais. » Désormais, elle ne va plus au champ seule. Chez certains agriculteurs, on a déjà vu des pneus de voiture crevés, de la machinerie vandalisée. 

TROP DE MOUCHES

Certaines histoires sont complètement farfelues, estime Maria Labrecque Duchesneau. Ainsi, une citoyenne a téléphoné à sa municipalité parce qu’un chandail, qu’elle avait étendu sur la corde à linge, sentait le fumier. Un homme s’est plaint de l’importante quantité de mouches chez lui, situation qu’il imputait à son voisin fermier. Une résidante nouvellement établie a exigé que son voisin pomiculteur cesse la pulvérisation de ses pommiers. 

« Les études montrent que l’agriculteur sera plus tolérant face aux activités agricoles de son voisin que le nouveau résidant non agriculteur qui sera, lui, plus prompt à se plaindre », indique Guy Mercier, professeur au département de géographie de l’Université Laval.

« Les problèmes de cohabitation se posent principalement lors d’une urbanisation diffuse, c’est-à-dire lorsque des résidants non agriculteurs s’installent en milieu agricole. Cette occupation du territoire est contradictoire, c’est nécessairement explosif. »

— Guy Mercier, professeur au département de géographie de l’Université Laval 

« Quand on parle de chicane de voisins, il y a toujours beaucoup d’émotions, dit Stéphane Forest, avocat pour l’Union des producteurs agricoles. Les inconvénients liés aux activités agricoles sont vécus avec subjectivité. L’odeur, le bruit, la poussière vont incommoder une personne, alors qu’une autre ne sera pas dérangée. Ceci dit, en zone agricole, il doit y avoir une tolérance accrue parce que c’est là, et pas ailleurs, que les activités agricoles sont pratiquées. »

L’AGRICULTURE, UNE NUISANCE ?

Depuis 1996, la Loi sur la protection du territoire et de l’activité agricole protège les agriculteurs des poursuites civiles des voisins. L’article 79.17 stipule que : « Nul n’encourt de responsabilité à l’égard d’un tiers en raison des poussières, bruits ou odeurs qui résultent d’activités agricoles ni ne peut être empêché par ce tiers d’exercer de telles activités. » L’agriculteur a toutefois le devoir de respecter les normes environnementales et d’atténuer les inconvénients liés à ses activités. 

Malgré cette disposition, les municipalités peuvent remettre des constats d’infraction sur la base de règlements sur les nuisances. « De plus en plus, les municipalités tendent à transformer les activités agricoles en infractions pénales. On veut tout rendre nuisible. Bien souvent, les règlements sur les nuisances ne sont pas adaptés à la réalité des agriculteurs, indique Me Stéphane Forest, avocat de l’Union des producteurs agricoles. Imaginez-vous les ressources qu’un producteur doit déployer pour se défendre et espérer être acquitté ? La plupart plaident coupable, ils paient la note et on n’en entend jamais parler. » Peu de cas se retrouvent devant les tribunaux. 

Productrice à Saint-Damase, Lise Tremblay a souvent l’impression de marcher… sur des œufs. « Le fumier est vital pour le sol. Mais quand je dois en épandre, je suis toujours un peu nerveuse : est-ce que trois voisins vont m’appeler ? Si je dois semer en pleine nuit, parce que c’est l’unique fenêtre de beau temps prévue avant une grosse pluie, est-ce que je ferai des mécontents ? Plusieurs municipalités interdisent tout bruit après 23 h, mais le travail de nuit peut être nécessaire. En bout de ligne, ça peut être une question de survie pour l’entreprise. » Chez elle, l’exception agricole est inscrite dans la réglementation.

Un changement de mentalité chez les néoruraux s’impose, croit Michel. Son voisin retraité, à l’origine des plaintes contre ses coqs, le talonne. Jour après jour, il se pointe à l’orée de son champ et lui fait signe en exhibant sa montre. « Pour qu’il puisse manger tranquille, il faudrait que je cesse de travailler à midi et après 18 h ! La ferme, c’est notre lieu de travail. Ça fait du bruit, de la poussière, ça crée des odeurs. » Ce voisin vient de mettre sa maison en vente. « La campagne, ce n’est pas fait pour tous. Il l’a finalement réalisé. »

*Certains prénoms ont été changés pour préserver l’anonymat.

Devant les tribunaux

HERBE À POUX

Ville de Boucherville c. A. Hébert (Cour municipale de Longueuil, 2000)

Producteur de soya biologique, M. Hébert est accusé d’enfreindre un règlement municipal de la Ville de Boucherville parce qu’il aurait « permis ou toléré la présence d’herbe à poux » après le 1er août, et ce, à 10 dates différentes. Le juge estime « qu’il ne lui suffit pas de prouver qu’il s’est comporté en agriculteur "biologique" diligent ». Il doit montrer qu’il a pris toutes les précautions pour éviter de commettre une infraction. Comme la preuve a révélé que le producteur a notamment tenté d’éliminer l’herbe à poux par sarclage, le défendeur est acquitté.

Devant les tribunaux

ATTITUDE MALICIEUSE

L. Tremblay c. D. Gagnon (Cour supérieure, 2005)

Excédé par les activités de son voisin producteur de bovins, M. Tremblay demande 80 000 $ pour inconvénients subis. M. Tremblay a lui-même vendu à M. Gagnon la terre entourant sa propriété. Au fil des ans, M. Tremblay s’est plaint de l’odeur du fumier, des balles de foin, des inondations printanières, du bruit des tracteurs, de la présence de particules dans l’eau de sa piscine. Il a épié le producteur et sa famille, les filmant et les photographiant. M. Gagnon a toujours pris soin d’apporter des améliorations à sa pratique, avec les coûts que ça implique. Le juge estime qu’une eau contaminée de purin a pu occasionnellement atteindre le terrain de M. Tremblay et ordonne à M. Gagnon de verser à son voisin 2000 $. En contrepartie, M. Tremblay devra payer 15 000 $ à M. Gagnon pour troubles et inconvénients en raison de sa « mauvaise foi évidente et son attitude malicieuse ».

Devant les tribunaux

TROP DE BRUIT

Ville de Laval c. A. Forget (Cour municipale de Laval, 2006)

M. Forget est accusé d’avoir utilisé un tracteur à benne pour écurer une étable. « Le bruit de cette opération trop matinale a troublé le repos de certains voisins », lit-on dans le jugement. Selon M. Forget, « le bruit associé est au plus bas niveau selon la technologie actuelle », les émissions sonores sont « inévitables, mais de courte durée » et surviennent dans « l’exercice normal de ses fonctions ». Selon lui, « jamais de plainte n’a été faite concernant cette exploitation avant l’arrivée des présents voisins ». Comme le producteur n’a aucunement tenté d’atténuer le bruit associé à sa méthode de travail et qu’il n’a pas montré un souci du bien-être du voisinage, il est condamné à payer deux amendes de 100 $.

Devant les tribunaux

UN SILO LA NUIT

Ville de Saint-Barthélémy c. J. Barrette (Cour municipale de la MRC d’Autray, 2009)

En deux semaines, les policiers ont remis 11 constats d’infraction à M. Barrette en raison du bruit provenant de son silo la nuit. « De gros ventilateurs servant à aérer, assécher et abaisser la température du contenu des silos à grains ont fonctionné de façon continue durant une période prolongée et critique pour l’exploitation agricole desservie. » Selon le voisin qui a porté plainte, le bruit « rend de mauvaise humeur ; on devient agressif ; des tensions, des chicanes ; mon garçon durant la nuit vient me voir et pleure parce qu’il n’est pas capable de dormir ». Le juge acquitte M. Barrette dans chacun des dossiers.

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